Les croquis du livre " TRACER" texte de CHRISTIANE VOLLAIRE
CE BLOG pour donner une idée du livre " TRACER " qui attend un éditeur audacieux.
Le projet de ce livre: près de 1000 pages des croquis que j'ai choisis parmi
les 6000 pages que j'avais à ma disposition au moment de la sélection.
Ce BLOG contient ici 93 pages, Il référencie 92 chorégraphes. Les dates indiquées
sont celles de la "saisie" de la chorégraphie.
CHRISTIANE VOLLAIRE, Philosophe, collaboratrice des revues " Pratiques " et " Chimères " a écrit le texte de ce livre.
Qu'elle trouve ici l'expression de toute ma gratitude
Christiane VOLLAIRE
Septembre 2005
TRACER
Sur le travail pictural de Robert Renard
De la dynamique des arts du temps à la statique de l'image, le rapport peut parfaitement être de trahison : ce que Bergson appelle "l'illusion mécanistique" qui, pour représenter le mouvement de la vie, s'oblige à la figer et annule ainsi son propre objet. Ce problème est pour lui par excellence celui de la représentation cinématographique.
S'appliquant à la danse contemporaine, le travail de Robert Renard résout ce problème de façon à la fois magistrale et radicalement simple : il met au point un véritable système d'enregistrement du mouvement, par lequel celui-ci fait trace, et use ainsi de sa main comme d'un véritable sismographe. Par là, le corps du dessinateur devient la caisse de résonnance de celui du danseur, dans le même mouvement par lequel le dessin fait trace et nous donne à voir la ligne d'une chorégraphie.
Et de cette trace, le tracé lui-même devient écriture, métamorphosant la chorégraphie en calligraphie. Tracer, c'est retrouver ainsi dans son propre rythme un universel du mouvement et des problématiques de sa représentation, au cœur desquelles se trouve celle de l'écriture.
Marcel Duchamp, pour peindre en 1913 le "Nu descendant l'escalier", avait étudié, corrélativement aux futuristes italiens et aux cubistes, les travaux du photographe français Etienne-Jules Marey et de l'Américain Robert Muybridge sur la décomposition du mouvement, liant l'exigence médicale de l'anatomo-clinique dans sa volonté rationnelle, à la fascination esthétique de la frise et du déroulé dans ses différences / répétitions. Ainsi, chez Marey, l'invention de la chronophotographie apparaissait-elle liée à un travail médical sur les pulsations du corps. Ayant mis au point en 1860, avant d'accéder à la photographie, le polygraphe, ancêtre mécanique de l'électrocardiogramme, il avait conçu le rouleau comme support idéal du tracé-captation des mouvements du cœur, et par là même enregistré, sur la visibilité d'une ligne abstraite, l'essence de la pulsion vitale. De cette dimension pulsatile de la vie, le travail de Robert Renard fait désormais une œuvre, à la fois distincte de son origine chorégraphique et étroitement associée à elle, en prise mentale sur son objet comme un capteur. Et cette prise est de l'ordre d'une transmission sensitive, dans la rapidité de la perception visuelle autant que dans la virtuosité de sa traduction tracée. On est bien là dans l'équilibre fragile d'un corps medium de l'artiste, un exercice corrélatif de concentration et d'expansion de soi, de travail intérieur et d'aliénation volontaire, dans lequel, à la fois maître d'œuvre et machine, il intègre les données d'un corps qui lui est étranger.
Ce processus d'aliénation, de déprise de soi, s'apparente à la fois à la démarche de l'expressionnisme abstrait (Jackson Pollock ne considérait-il pas sa peinture avant tout comme un geste chorégraphique ?) et à celle d'Henri Michaux : le geste pictural met en œuvre une dynamique vitale de l'ordre de l'extraversion. Mais pour Robert Renard, cette extraversion vise à la captation du corps de l'autre, et en quelque sorte à l'appropriation par le peintre de la dynamique du danseur. Il s'agit bien, selon le sens que Deleuze donnait à ce terme à propos de l'œuvre de Bacon dans la Logique de la sensation, d'une véritable "capture de forces", et non pas d'une simple représentation du mouvement, et c'est précisément ce qui donne à ce travail toute sa puissance. Ainsi, là où la photographie capte le geste ou le bougé (comme le montre, par exemple, le travail d'Isabelle Waternaux sur la danse de Mathilde Monier), le dessin capte la force.
Mais c'est précisément aussi cette puissance originellement très incorporée qui confère à l'œuvre sa capacité d'abstraction. Que la réalité physique du geste dansé trouve son intensité maximale dans la ligne du geste peint nous dit ce qu'est en peinture la force de l'abstraction, et en quoi elle est essentiellement une force de captation. Or, de cette force de captation, le déroulé de la ligne va faire un véritable travail d'écriture. Ici en effet, ce travail rencontre celui de Michaux, bien qu'ils empruntent des voies radicalement divergentes. Les encres de Chine de Michaux, des années cinquante, intitulées Mouvements visent en effet à la restitution d'une sorte de pulsation interne, de mutation incessante qui emporte "l'espace du dedans". Comme il l'écrit dans le poème qui accompagne la série :
"Gestes / gestes de la vie ignorée / de la vie impulsive / et heureuse à se dilapider / de la vie saccadée, spasmodique, érectile".
Surgissent alors des formes purement imaginaires, issues de l'épreuve d'une mobilité intérieure, de la sensation obscure et puissante d'une pulsion vitale. Qu'est-ce qui donc, dans ces formes mentales, rencontre les formes physiques des danseurs captées par le pinceau de Robert Renard ? Peut-être ceci : que la captation de la force chorégraphique est elle-même non pas reproduction d'un geste extérieur, mais rencontre énergétique entre deux intériorités, et par là mise en évidence d'un universel de la puissance motrice, faisant du geste dansé l'actualisation d'un potentiel commun dont le geste peint fait trace. Car la pulsation rythmique, qu'elle soit pulsation du cœur enregistrée par le mouvement sismique de l'électrocardiogramme, ou qu'elle se traduise en scansion musicale, dans le balancement des enchaînements chorégraphiques ou dans la frénésie de l'accouplement, fait bien signe de ce que Spinoza, dès le XVIIème siècle, appelait "conatus", pulsion vitale originelle qui fait unité ("cum"), au cœur du sujet aussi bien qu'entre les sujets, et détermine par là le mouvement même de l'existence, comme surgissement dans le monde. Captant la danse de Sasha Waltz, celle d'Emmanuelle Huynh ou celle de Josef Nadj, Robert Renard ne traduit pas seulement une esthétique chorégraphique en termes plastiques, il rend justice à ce qui est au coeur même de la danse contemporaine : la tension extrême entre recentrement énergétique et expansion qui fait de l'activité du danseur le nœud paradoxal de la contrainte et de l'expressivité.
Ce qu'il faut interroger ici est alors le basculement par lequel le geste du corps devient non pas seulement dessin, mais véritablement écriture, combinatoire de signes qui tracent aussi la continuité d'une calligraphie, qu'elle utilise l'encre sur papier ou le creusement des sillons dans le sable. Dans La Propension des choses, François Jullien, philosophe et sinologue, traduit ainsi le mot chinois "che", qu'il place au cœur de sa problématique :
"D'abord le potentiel qui naît de la disposition (en stratégie) et le caractère déterminant de la position hiérarchique (en politique) ; puis, la force à l'œuvre à travers la forme du caractère calligraphié, la tension qui émane de la disposition en peinture ou l'effet qui ressort du dispositif textuel en littérature ; enfin la tendance qui découle de la situation, en histoire, et la propension qui régit le grand procès de la nature."[1]
Du caractère à la fois totalisant et polysémique du terme, ressort une étroite corrélation, à la fois esthétique et fonctionnelle, entre stratégie guerrière, écriture et peinture. Potentiel, force, tension, manifestent la même dynamique à l'œuvre dans le mouvement de la nature et dans celui des effets de culture : celle d'une puissance au double sens de pouvoir et de virtualité, s'actualisant autant dans l'art de l'écriture que dans celui de l'affrontement militaire. L'écriture est mise en œuvre d'un dispositif vital et conflictuel, dont la visibilité n'est rien d'autre que la manifestation d'une énergie en devenir. Et la calligraphie est la cristallisation esthétique de cette énergie. Ainsi François Jullien peut-il parler de "l'influx rythmique" comme de :
"Cette pulsation commune qui circule au travers des éléments calligraphiés comme au travers des veines de notre corps et, en permettant les échanges métaboliques nécessaires, assure au tracé sa capacité d'enchaînement."[2]
De cette relation organique entre l'écriture et le mouvement du corps, témoigne très précisément le travail de Robert Renard, comme d'une redécouverte en soi de cet élément déterminant des cultures orientales qu'est la calligraphie. A la fois geste esthétique et visée sémiologique, elle réussit à faire art de la détermination d'un sens, en liant l'abstraction du langage à la sensualité du regard, mais aussi l'épreuve du conflit à la détermination de l'harmonie. Que le mouvement du corps puisse ainsi devenir écriture, c'est ce que ne cesse de montrer la notion même de rythme. Mais ce tracé des mouvements du corps nous fait saisir aussi à quel point le processus même de la danse, dans ses dimensions les plus contemporaines, est un écartèlement permanent entre les pulsations de la nature et la détermination, à la fois antagoniste potentialisatrice, des effets de culture.
Dans un autre versant de son œuvre, Robert Renard procède par empreintes et prélèvements, à partir de papiers froissés et passés aux pigments ou au brou de noix sur les corps des danseurs, puis collés et reconstitués comme des traces séquellaires. De la détermination abstractive du tracé à la dissémination matérielle des traces, un même processus obstiné de captation des forces est en cours, qui lie organiquement la puissance de ce travail à celle du processus chorégraphiqueChristiane VOLLAIRE
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[1] François Jullien, La Propension des choses, pour une histoire de l'efficacité en Chine, Seuil, 1992, p.12.
[2] Ibid., p.134.